La nuit est tombée sur la gare de Moscou Yaroslavskaya, et le Transsibérien vient de démarrer. Nous voilà en route pour la Sibérie ! Dans deux jours, six heures et 39 minutes, nous arriverons à Tomsk, à 3619 kilomètres de la capitale.
Voilà, j’y suis, dans ce train dont j’ai tant rêvé. Emue à l’idée de cette aventure qui commence, à l’idée de traverser quatre fuseaux horaires et des milliers de kilomètres… Et demain, quand j’ouvrirai les yeux, l’immensité des plaines de la taïga sera là.
Bienvenue à bord du train Tomich 038 !
Pour cette première étape en Sibérie, j’avais choisi de m’arrêter à Tomsk. J’avais lu, ici et là, que c’était une petite ville à taille humaine, avenante, animée, avec des maisons anciennes en bois qui méritaient un arrêt. Et puis peut-être, quelque part au fond de ma mémoire, subsistait un vieux souvenir des premières lignes de Michel Strogoff : « Sire, une nouvelle dépêche. — D’où vient-elle ? — De Tomsk.”
Inspirée par Jules Verne, je me lance dans l’achat du billet. Mais surprise, Tomsk n’est pas sur la ligne du Transsibérien ! Le seul train à parcourir la ligne complète du Transsibérien, qui relie Moscou à Vladivostock, à l’extrême est de la Russie, est le train « Rossiya », le n°2… qui s’arrête à 80 kilomètres de Tomsk. Et bien tant pis : nous irons donc en Sibérie, à Tomsk, avec un autre train direct depuis Moscou. Et comme je ne le regrette pas ! Quelle belle surprise !
Nous voilà donc à bord du train Tomich 038 : intérieur façon bois foncé (en mélaminé, certes, mais l’effet est là), parfaitement propre, et une cabine jolie comme tout qui nous attend. Les deux lits sont faits, les draps immaculés, sur la petite table sont posées deux tasses à thé, du chocolat, deux bouteilles d’eau minérale. Et sur notre lit, le journal du jour, ainsi qu’une petite trousse avec le nécessaire du voyageur : brosse à dent, peigne, savonnette, et surtout, les indispensables chaussons que tout russe qui se respecte enfile à peine monté dans le train.
Quel accueil ! Je ne m’attendais pas à autant. Il faut dire que je me suis gâtée : nous sommes en 1e classe, dite « luxe » à juste titre. C’est le début de l’aventure, le trajet est long, et je me suis gardée la découverte des 2e et 3e classes pour plus tard* (et puis… c’est mon cadeau d’anniversaire !).
A peine installés, ravis de notre petit nid, que notre Provodnik responsable du wagon et de ses passagers, toque à notre porte. Avec un sourire discret, il nous tend son téléphone portable sur lequel s’affiche : « Bienvenue ! Je ne m’attendais pas à avoir des français dans mon train ! ». Voilà l’un des avantages de ne pas être dans le train N°2, le « vrai » transsibérien : nous sommes les seuls touristes en plein mois de juillet, tous les autres voyageurs sont russes…
Lire, manger, rêvasser, traverser quatre fuseaux horaires, et perdre la notion du temps…
La grande question : est-ce qu’on ne s’embête pas quand même un peu pendant dans un train, pendant trois nuits et deux jours ? Et bien, non. Je dois dire que je n’avais pas peur d’avoir du temps, du temps pour moi. Pas de films, pas de 4G. Ne rien faire, juste être là, yeux, oreilles et esprit grand ouvert. Ressentir l’épaisseur du temps. Dans notre vie si bien remplie, si agitée, si connectée, je me suis offert un inestimable moment de pause. Un moment où on laisse les choses venir à soi plutôt que de courir derrière elles…
La lenteur imprime sa marque, le train ne dépasse guère les 60 km/h, inutile de regarder l’heure : l’objectif n’est pas d’arriver. Le Transsibérien est le voyage. D’ailleurs, le seul trajet en train où je me suis embêtée est celui, ultra rapide, qui relie Beijing à Shanghai : quatre heures et quelques, les yeux qui revenaient sans cesse sur la montre, et l’envie d’arriver…
Les paysages défilent, rien de bien spectaculaire, une douce monotonie : le train traverse d’interminables forêts de bouleaux, qui bordent les rails. Et puis, de temps en temps, le rideau s’ouvre et l’on découvre la taïga à perte de vue, ici et là une isba en bois, perdue dans l’immensité, aux volets peints en bleu, quelques petits hameaux aux maisons de bois sombre, un peu délabrées, avec un chemin boueux pour tout accès… Une image de la Russie profonde comme figée dans le temps, et qui n’a sans doute guère changée en cent ans.
Je me demande quelle est la vie des ces gens, si loin de tout.
Bientôt, on ne sait plus où l’on est -même si je déchiffre Glazov ou Tatarskaya au fronton d’une gare, qui peut bien me dire où nous en sommes de notre traversée ? -, ni l’heure qu’il est. Partout, dans les gares et dans le train, s’affiche l’heure de Moscou : 11 heures du matin à l’horloge de la gare, 14h sur mon téléphone, 8h à Paris.
Il est donc « l’heure de Moscou », le repère fixe. Celle qui rythme aussi le service des repas dans le wagon restaurant : de 12 à 14 heures et de 18 à 20 heures… de Moscou.
On abandonne peu à peu l’idée de « savoir l’heure » puisque ça ne veut plus dire grand chose. Reste à savourer le coucher du soleil sur la plaine, à manger quand la faim se fait sentir, à s’endormir bercé par les mouvements du train, et à se réveiller aux premiers bruits dans le couloir.
Du lavabo au samovar (sans passer par la douche)
Le temps, encore une fois : à bord du train, les petits gestes du quotidien prennent du temps, en tout cas on prend son temps pour tout. Préparer son petit déjeuner, aller chercher de l’eau bouillante au samovar en tête de la voiture, faire sa vaisselle dans les toilettes, se débarbouiller (pas de douche, même en 1e classe), aller se laver les dents, se changer, mettre de l’ordre dans la cabine, éplucher des concombres pour le déjeuner, retourner faire sa vaisselle, revenir au samovar pour l’eau du thé, traîner dans le couloir en jetant des coups d’oeil furtifs dans les autres cabines, dont les portes restent le plus souvent ouvertes…
Et le paysage continue de défiler dans notre fenêtre sur le monde pendant ces 54 heures et 39 minutes qui nous séparent de Tomsk.
Je triche un peu en vous racontant que je suis partie « les mains vides ». Ma valise était évidemment lestée de livres, et je me suis plongée avec délice dans de longues heures de lecture russe, des romans d’Andréi Kourkov et Ludmila Oulitskaïa aux nouvelles de Zakhar Prilepine (Des chaussures pleines de vodka chaude, mon coup de coeur ). Sans oublier un cahier et un appareil photo, et de longues et souvent vaines tentatives pour saisir un paysage qui ne soit pas flou, car même si le train avance lentement, il avance quand même.
Bien sûr, si vous faites ce voyage avec des enfants, d’autres occupations sont indispensables : films, jeux de carte et autres car il ne « se passe » pas grand chose. A côté de notre cabine se trouvait une maman russe avec ses deux jeunes enfants, d’environ deux et cinq ans. Le plus jeune, un adorable blondinet, a beaucoup joué à courir d’un bout à l’autre du couloir et à passer malicieusement sa tête par notre porte entr’ouverte !
Sur les quais
Le provnidstky, maître à bord, règne sur le wagon comme sur son royaume : passage quotidien de l’aspirateur jusque sous nos couchettes, entretien des toilettes, lustrage des poignées et fenêtres, et autorisation (ou non) de descendre sur le quai, suivant la durée des arrêts en gare. D’ailleurs heureusement, car la plupart des arrêts ne durent que quelques minutes et la tentation est grande d’aller respirer l’air frais !
Deux ou trois fois dans la journée, le train marque un arrêt plus long. C’est le moment d’aller se dégourdir les jambes pour tous, et de fumer une cigarette pour certains. Deux minutes avant le départ, il fait signe à tout le monde de remonter. La récréation est finie ! Peut-être ce qui explique (en partie) l’incroyable ponctualité des trains russes, qui respectent l’horaire à la minute près sur un trajet de plus de deux jours…
Ces pauses en gare sont aussi l’occasion de se ravitailler si besoin. Nous avions fait quelques courses à Moscou : nescafé, gâteaux secs pour le petit déjeuner, de l’eau minérale, de quoi faire des sandwichs, des nouilles chinoises lyophilisées, quelques fruits… Ceci dit, on trouve largement de quoi survivre à bord, entre le wagon restaurant, les provonidtsa qui vendent des choses à grignoter, et ces petits kiosques sur le quai.
A propos, saviez-vous qu’il est interdit de consommer de l’alcool à bord des trains russes ? Si vous voulez boire une bière, c’est dans le wagon restaurant uniquement. Sauf si, comme nous, vous avez la chance de tomber sur une sympathique serveuse, qui, une dizaine de minutes après nous avoir répondu niet, s’est présentée devant la porte de notre cabine avec deux Baltika bien fraîches et un sourire entendu !
Ainsi, comme Michel Strogoff, j’étais à mon tour en route pour la Sibérie, au-delà des frontières de l’Oural. Avec moins d’obstacles, sans avoir à remettre une missive du tsar de la plus extrême importance, ni à traverser les rangs des rebelles tatars. Hors du temps, comme dans une bulle, ces 54 heures passées dans le Transsibérien ont été un moment formidable, inoubliable. Au point de regretter d’en descendre et de retrouver la terre ferme, au point de rêver déjà de revenir, en hiver cette fois, traverser ces paysages enneigés !
A bientôt pour la suite de nos aventures, et la découverte de la petite ville de Tomsk, en Sibérie !
*Les cabines de 2e classe, « kupé », ont 4 couchettes, tandis que la 3e classe est ouverte, sans cabines. La 3e classe s’appelle «platskart»… et est en effet bien remplie : 54 lits, disposés en groupe de 4 d’un côté et de 2 de l’autre côté d’un couloir central. C’est bien sûr beaucoup moins cher et plus vivant (d’ailleurs toujours éclairé, même de nuit).